Crédit: Dieu Nalio Chery

Depuis le début de l’année 2020, les bandes armées sèment la terreur dans le pays de la Caraïbe

Encouragés par l’impunité, jouissant de relations privilégiées avec les plus hautes autorités, les gangs ont augmenté le nombre de kidnappings dans la capitale, et de massacres dans les quartiers populaires.

Alors que les bandits défilent à la lumière du jour, les citoyens n’ont aucun recours devant la violence et l’insécurité dans lequel plonge le pays, particulièrement Port-au-Prince.

Haïti:
le gouvernement des gangs

Par Jameson Francisque pour AyiboPost en alliance avec CONNECTAS

ricka Vilsaint courait dans la nuit. Elle était affaiblie, parce qu’elle n’avait rien mangé depuis plus de cinq jours. Il était 11 heures du soir. Ses ravisseurs venaient de la libérer et elle ne savait pas où elle était. Elle savait seulement qu’il fallait courir, jusqu'à l'épuisement total s’il le fallait. A une centaine de mètres de distance, la voiture des kidnappeurs la suivait. Elle n’a pas tourné la tête, mais la lumière des phares qui éclairait faiblement la route suffisait pour qu’elle sache qu’ils étaient là.

Elle a été enlevée le 5 septembre 2020. Elle revenait d’une répétition, en vue du mariage de l’une de ses cousines. C'était à Marlique, une localité dans les hauteurs de Pétion-Ville, l’une des communes les plus riches du pays, située à Port-au-Prince. Elle descendait à pieds, parce qu’elle ne trouvait pas de tap tap, ces camionnettes qui assurent le transport en commun.

Une voiture de luxe, aux vitres teintées, l’a subitement dépassée, et s’est arrêtée devant elle. Deux hommes en sont sortis. Le premier a pointé son arme sur elle, et le second l’a prise par le bras pour la pousser à l'intérieur du véhicule. Sans un mot. Une fois à l'intérieur, on lui a mis un bandeau. Ericka Vilsaint était paniquée et ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Après un long trajet, la voiture se gara, et on la fit entrer dans une maison. Elle ne se rappelle pas comment c'était. Elle avait peur. La jeune fille avait dix-sept ans.

Peu de temps après son arrivée, une autre jeune fille a été amenée dans la maison par les ravisseurs. “Je n’ai rien mangé pendant tous ces jours. Une seule fois, ils m’avaient apporté une soupe, que je n'avais pas bue. J’ai été beaucoup battue”, rapporte-t-elle.

Ericka Vilsaint a été kidnappée le 5 septembre 2020. Ses parents étaient au chômage. Elle avait 17 ans. Crédit: Facebook

Les bandits ont contacté ses parents. “Ils nous ont demandé 200 000 dollars pour sa libération. Son père a négocié, en disant que nous ne pouvions pas réunir cette somme. Nous ne travaillons même pas!”, dit la mère de l’adolescente.

La mère de la jeune fille vend de la nourriture sur des chantiers de construction. Son père est maçon, mais depuis quelque temps il ne travaille plus, par manque de chantiers.

Après maintes tentatives de négociation, le montant est descendu à une somme plus abordable. Les ravisseurs ont expliqué à la famille comment fournir l’argent, et ils ont donné des détails sur l’endroit où ils allaient laisser la fille. “J’ai entendu qu’ils parlaient entre eux. L’un d’eux a dit que je n’avais plus rien à faire ici, et que je devais être libérée. Un peu plus tard, ils m’ont prise, toujours avec le bandeau sur les yeux, et m’ont mise dans la voiture, dans la nuit”, dit Ericka Vilsaint. Arrivés à une zone appelée Moulen Sab, les kidnappeurs ont frappé Vilsaint une dernière fois avant de la pousser hors de la voiture. Et c’est là qu'elle a commencé à courir.

Ericka Vilsaint a été kidnappée le 5 septembre 2020. Ses parents étaient au chômage. Elle avait 17 ans. Crédit: Facebook

“Je n’ai rien mangé pendant tous ces jours. Une seule fois, ils m’avaient apporté une soupe, que je n'avais pas bue. J’ai été beaucoup battue”

“Je ne savais pas où j'étais. La rue était déserte. J’ai aperçu un camion garé au bord de la route, je suis rentrée dessous. Je ne savais pas quoi faire. Après un long moment, un monsieur passait et il m’a vue. Mais j’avais peur de lui parler. Finalement, j’ai pu lui demander de me prêter son téléphone, pour appeler mes parents.” Mais les kidnappeurs avaient déjà averti la famille.

En pleine nuit, sur quatre motocyclettes, ils ont fait des kilomètres pour retrouver leur enfant. Dans une interview avec AyiboPost, la mère a rapporté quelques jours plus tard:

“Je n’ai rien mangé pendant tous ces jours. Une seule fois, ils m’avaient apporté une soupe, que je n'avais pas bue. J’ai été beaucoup battue”

“Elle était dans un état lamentable. Elle était sale, comme une enfant abandonnée. Ils l’avaient tellement battue que son bras était disloqué. Nous sommes allés avec elle au commissariat de la zone, puis à l’hôpital. Apres cette expérience, j’ai cru qu’elle devenait folle. Elle parlait toute seule, elle brisait des objets dans la maison. Depuis, elle ne va plus à l'école, elle a peur de sortir”

out le monde est une potentielle victime d’enlèvement en Haïti. Les victimes sont choisies au hasard et ne semblent répondre à aucun modèle précis. C’est l’impression partagée par de plus en plus d’Haïtiens, particulièrement ceux qui vivent à Port-au-Prince. Les enlèvements ont commencé à augmenter, à partir du mois de février 2020. Médecins, étudiants, commerçants et même des policiers en ont été victimes.

Il est difficile de chiffrer ce fléau, car l’accès à l’information est difficile dans le pays. De plus, les organisations non gouvernementales, qui sont nombreuses en Haïti, présentent chacune des chiffres différents. En outre, de nombreuses familles préfèrent négocier directement avec les bandits; elles font souvent plus confiance aux réseaux sociaux qu'à la police, pour retrouver leurs proches, ou rassembler l’argent de la rançon.

Néanmoins, des rapports du Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH), acheminés au conseil de sécurité au cours de l’année écoulée, attestent d’une augmentation exponentielle des enlèvements. D’après le rapport du mois de septembre 2020, les cas ont augmenté de 200% entre janvier et mai, par rapport à la même période de l’année précédente. En tout, 92 enlèvements ont été signalés à la Police au cours de la période. Le mois de février a été le plus prolifique, avec 50 kidnappings enregistrés. De son côté, l’organisation haïtienne de droits humains Défenseurs Plus, affirme que plus de 1000 kidnappings ont été commis pendant toute l’année 2020.

Le BINUH, qui a remplacé en octobre 2019 la Mission des Nations unies pour l’appui à la justice en Haïti, se base sur les cas rapportés à la police nationale d’Haïti. Tout au long de cette enquête, plusieurs tentatives ont été effectuées pour obtenir des informations directement de la Police nationale, mais il n’y a pas eu de réponse.

En Haïti, les familles comptent plus sur les réseaux sociaux que sur la police pour retrouver leurs proches disparus ou pour collecter l'argent que les ravisseurs demandent.

L’un des tout premiers enlèvements en 2020 a fait six victimes : cinq kidnappés et un mort. Le 8 février, cinq jeunes membres d’une église, de retour de mission pastorale, se sont fait enlever à Martissant, dans le sud de la capitale. Les ravisseurs ont exigé une rançon. Trois jours plus tard, le 11 février, ils ont été libérés contre le versement de l’argent.

Mais Jean Rubens Eugène, un autre membre de l’église qui était chargé d’apporter la somme aux ravisseurs, a été exécuté par ceux-ci, alors qu’il était allé au rendez-vous.

Puis les cas se sont empilés rapidement. C’est un petit garçon, enlevé le 11 février à deux pas d’un sous-commissariat de police. Ou une fillette de 11 ans, enlevée chez ses parents le 21 février, alors qu’elle jouait avec sa mère. En pleine journée.

En même temps que les enlèvements, la capitale a connu une vague de disparitions inexpliquées. Des dizaines de personnes étaient portées disparues, jusqu’au mois de novembre 2020. Les réseaux sociaux pullulaient d’avis de recherche. Tel enfant a laissé sa maison depuis trois jours, et les parents sont sans nouvelles. Tel adulte est sorti, et n’est plus jamais rentré.

Certains ont été retrouvés. Sains et saufs pour la plupart. Pour expliquer leur disparition, chacun a son histoire, et aucun fil conducteur ne semble les lier entre elles. Mais d’autres ont tout simplement été retrouvés décédés. C’est le cas de Chimène Hyppolite, retrouvée calcinée, après une disparition de plusieurs jours.

L’augmentation des enlèvements est liée à la détérioration globale de la sécurité dans le pays, amplifiée par la crise politique sous l’administration du président Jovenel Moïse. Entre septembre et novembre 2019, les Haïtiens ont vécu un blocage général de la plupart des activités dans le pays. C’était le pays lock, nouvelle forme de protestation de l’opposition au gouvernement, apparue en 2018. C’est une paralysie totale qui affecte la circulation des personnes, et qui occasionne la fermeture des entreprises et des écoles. Le pays lock de la fin de l’année 2019 n’était pas le premier, mais le plus long et le plus violent. Au moins 55 personnes ont perdu la vie au cours des 1341 manifestations de rues enregistrées pendant ces trois mois. Souvent, les manifestations ont été l’occasion d’affrontements entre gangs armés, pour le contrôle de territoires.

Des collégiens de la commune Carrefour protestent contre l'enlèvement d'un camarade de classe en janvier 2021.

Depuis janvier 2020, Jovenel Moïse gouverne seul, par décret, après que le mandat de la Chambre des députés et des deux tiers du Sénat soit arrivé à terme. Le chef de l’Etat n’avait pas organisé d'élections pour les remplacer. Depuis, le président a pris plusieurs décisions controversées comme la création d’une agence nationale d’intelligence, dont les membres sont au-dessus de la loi. Ils ne répondent qu’au président. Ou encore, les actions pour affaiblir la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif, qui l’accuse d’actes de corruption.

Peu importe leur camp politique, ce sont les citoyens haïtiens qui sont affectés par les blocages prolongés, l’insécurité et l’impunité dont jouissent les gangs. D’un autre côté, les bandits qui agrandissent chaque jour davantage leur territoire - et leurs rentrées d’argent - bénéficient de la faiblesse de l’Etat et de la peur de la population.

Cela fait quelque temps que les organisations de droits humains dénoncent les relations entre l’administration de Moïse et les gangs. Mais c’est en 2020 que les indices ont été plus concluants.

Le 27 mars, Jerry Bitar, médecin de l’hôpital Bernard Mevs, à Port-au-Prince, a été enlevé. Plusieurs hôpitaux du pays ont cessé de fonctionner pour protester. Sur les réseaux sociaux aussi, une mobilisation a commencé.

Comme le dossier prenait de l’ampleur, le Premier ministre du pays, Joseph Jouthe, a confié que son gouvernement s’était mobilisé pour obtenir la libération du médecin, qui a recouvré sa liberté quelques heures plus tard. Dans un tweet, effacé depuis, le Premier ministre a remercié le président, qui se serait personnellement impliqué pour faire libérer le médecin.

Un mois plus tard, lors d’une conférence de presse sur le covid-19, Joseph Jouthe a assuré qu’il était en constante communication avec les bandits, qu’ils connaissaient son numéro, et qu’ils l’avaient appelé au moins une fois. Izo, un chef de gang, s’était plaint au premier ministre de barrages placés par la police a la sortie du quartier que contrôle sa bande. C'est en direct que le chef du gouvernement a promis au bandit qu’ils se parleraient au cours de la soirée.

Contacté par AyiboPost, le premier ministre estime qu’il est normal qu’il parle aux bandits. “Je ne vois pas pourquoi ils se font des maladies à cause de cela, je suis le premier Ministre de tout le monde, a-t-il dit. Je répondrai toujours à mon téléphone. Les gangs se considèrent comme des agents de développement puisqu'ils font la loi dans ces quartiers. Ils m'ont appelé pour solliciter de l'aide et j'en ai profité pour leur inviter à déposer les armes et reprendre la vie normale. Malheureusement ils n'ont pas accepté et maintenant la PNH passe directement au démantèlement”.

En juin 2020, neuf parmi les principaux gangs de la capitale ont créé une alliance, sous l’impulsion de la CNDDR. La fédération appelée G9 an fanmi e alye (en famille et en alliés, en créole), est dirigée par Jimmy Cherizier, alias Barbecue. Le leader du G9 est un ancien policier mis à pied par l’institution en décembre 2018. Il était accusé de graves violations des droits humains. Malgré un mandat d’amener émis contre lui, l’influence de Cherizier n’a cessé de croître pendant toute l’année 2020. Alors que dans son quartier, certains le voient comme un leader social, dans la plupart des zones de Port-au-Prince il est craint comme un terrible chef de gang.

Selon la Fondation Je Klere, une organisation de droits humains, le G9 a été créé dans l’idée d’assurer la victoire aux prochaines élections, au parti du président de la République, le PHTK. C’est également ce que rapporte le Réseau national de défense des droits humains (RNDDH), l’une des organisations les plus connues du pays. Les territoires que contrôle cette entité sont importants en termes d’électorat. Des centaines de bureaux de vote y sont implantés, lors des élections, d’après le rapport du groupe de droits humains.

« C’est Jimmy Cherizier qui a mis à la disposition de l’État, à Delmas 6, un local pour installer le bureau de l’Office national d’identification, révèle Pierre Espérance, directeur exécutif du RNDDH. Les cartes électorales, dans cette zone, sont fabriquées sous sa coupe. »

Selon cette organisation, Cherizier participe à des activités officielles, comme s’il était un responsable. D’après un rapport daté du mois de juin, le fonds d’assistance économique et sociale a envoyé des kits alimentaires à Delmas 6, le 1er avril 2020. L’inspecteur principal Romane Picard, du commissariat de Delmas 33, était chargé de la distribution à la population. “Jimmy Cherizier a participé activement à cette distribution”, signale le RNDDH.

Même si Jimmy Cherizier a nié plusieurs fois, à travers les réseaux sociaux, ses liens avec le gouvernement, la majorité des actions de l’ex-policier ont bénéficié indirectement à l’administration de Moïse.

Le 13 novembre 2018, des membres de divers gangs ont attaqué les habitants de La Saline, quartier populaire de Port au Prince. Il était aussi l’un des épicentres des protestations antigouvernementales. D’après un rapport de la MINUJUSTH, au moins 26 personnes ont été assassinées, et 12 portées disparues. L’attaque a eu lieu en marge d’affrontements pour le contrôle de territoire, entre différents gangs. Cherizier, qui faisait encore partie de la police, a été vu en civil, aux côtés d’autres policiers, et de deux fonctionnaires de l’Etat: Pierre Rigaud Duplan, délégué départemental de l’Ouest et représentant direct du président, et Fednel Monchery, directeur général du ministère de l’intérieur.

Malgré le fait que La Saline soit à moins d'un kilomètre de deux commissariats de police et d'autres unités spéciales, les autorités ne se sont pas rendues dans la zone pendant l'attaque de 14 heures. Cherizier a nié son implication, mais a été expulsé de la police un mois plus tard. En février 2019, un mandat d’arrêt a été émis contre lui sans qu’il ait été arrêté à ce jour. Mais le 10 décembre 2020, le département du Trésor des Etats-Unis d'Amérique a engagé des sanctions contre Cherizier, Monchery et Duplan, en raison de leur participation dans le massacre de La Saline.

Depuis cette première attaque en 2018, les actions violentes à La Saline se sont multipliées. Aujourd’hui, la zone est contrôlée par le G9.

Suivant un schéma très similaire à celui du massacre de La Saline, un an plus tard, Cherizier, alias Barbecue, attaqua le quartier de Bel-Air, autre fief de l'opposition. Selon un rapport du BINUH, l'objectif initial était d'éliminer les barricades que l'opposition avait installées dans cette zone. Au moins 3 personnes ont été tuées et 6 ont été blessées. Les bandits ont également incendié 30 maisons et 11 véhicules. Cette fois, l'attaque dura trois jours, sans qu'aucune autorité soit venue.

«Loin d'être un événement isolé, l'attaque de Bel Air montre l'évolution récente du contexte actuel en Haïti, principalement caractérisé par l'insécurité générale dans les quartiers populaires et marginaux, l'impunité des membres de gangs qui commettent des violations des droits humains, la prétendue collusion entre eux et certains acteurs politiques et économiques, les liens entre les membres de gangs et certains agents de la Police nationale haïtienne, ainsi que le manque d'intervention de la police pour garantir la protection de la population », indique le rapport de février 2020.

G9 et
l’illusion de paix

Jimmy Cherizier, leader du G9 parmi des policiers de son ancienne unite. Crédit: Réseaux sociaux

La création du G9 a été soutenue par la Commission nationale pour le désarmement, le démantèlement et la réintégration (CNDDR), créée en 2006 et réactivée par Moïse en 2019. Jean Rebel Dorcenat, l'un des membres de cette commission, a déclaré dans une émission radio qu'il avait suggéré que les gangs se regroupent. Selon lui, cela a facilité les choses pour le CNDDR, qui n'aurait qu'un seul interlocuteur. Cette nouvelle fédération de gangs apporterait la paix après plusieurs massacres dans les quartiers populaires, attribués aux gangs armés de Port-au-Prince.

Dans un premier temps, le sociologue Olivier Djems, qui étudie le phénomène des gangs, pensait également que cette alliance pouvait contribuer à la paix. «Dans un processus de désarmement, la première étape consiste à créer une entente entre les belligérants», a-t-il expliqué à AyiboPost. Mais rapidement, l'expert s'est rendu compte que le G9 n'était pas ce qu'il pensait. L'insécurité, ainsi que la peur, ont augmenté au second semestre 2020, après la création de la fédération des gangs.

Le pouvoir du G9 s'est manifesté le 7 juillet, lorsque plus de 50 membres de l'alliance ont défilé dans les rues de Port-au-Prince, lourdement armés, pour exiger sa reconnaissance légale. La police n'était pas présente. Lucmane Delille, alors ministre de la Justice, a été limogé deux jours plus tard, après avoir condamné le défilé des membres de gangs à travers la capitale.

Selon le BINUH, après une légère diminution du nombre d'enlèvements entre mars et mai 2020, alors que les différents gangs étaient au milieu d'intenses négociations, les cas ont de nouveau augmenté une fois l'alliance établie. Les bandes armées ont repris leurs activités.

Pour Djems, l'augmentation des kidnappings est due à la facilité avec laquelle l'argent est collecté. «Jusqu'à récemment, les gens étaient agressés lorsqu'ils revenaient de la banque. Mais ces actes ont beaucoup baissé. Les bandits pensent à d'autres stratégies et les enlèvements font gagner de l'argent plus rapidement. Il existe des groupes spécialisés dans les enlèvements, mais il y a de plus en plus de petits groupes armés qui le font aussi, parce que c'est lucratif ».

Selon un médecin qui a parlé de son expérience pour cette enquête, et qui a demandé à ne pas révéler son nom, les membres du gang ont pour consigne de ne pas rentrer chez eux les mains vides. «L'un des bandits qui gardaient la maison m'a dit que je n'étais pas la personne qu'ils allaient kidnapper. Mais ils ne l'avaient pas trouvé. Quand j'étais sur la route, ils m'ont pris à sa place », raconte le médecin qui a été enlevé à quelques mètres du palais national.

Une voiture avait foncé sur la sienne. Au début, le médecin pensait qu'il était un conducteur ivre, qui ne pouvait plus contrôler son véhicule. Mais c'étaient des hommes armés. La manœuvre du médecin pour les éviter a échoué. Il était piégé. Les bandits sont rapidement sortis de la voiture, ont pointé leurs armes de gros calibre sur le médecin et lui ont ordonné de monter à l'arrière de leur véhicule. En pleine rue. Comme les gens passaient autour de lui.

Le médecin les a suppliés de prendre tout ce qu’il avait sur lui, et de le laisser partir. Un premier coup au visage le fit taire. Et ils ont menacé de le tuer sur-le-champ et de jeter son corps dans une poubelle s'il ouvrait la bouche une seconde fois. Résigné, il monta dans la luxueuse voiture des ravisseurs. Il y avait six hommes en tout. Deux sont restés pour conduire la voiture du médecin.

La maison dans laquelle il a été emmené se trouvait au cœur d'un quartier ouvrier. Il pouvait entendre les enfants jouer dans la cour et une église protestante qui déversait les paroles de l’Evangile. Mais le médecin ne savait pas où il était. Toutes les fenêtres étaient fermées.

"Tu dois sortir d'ici avant lundi ou nous te tuerons", lui ont dit les ravisseurs. Ils lui ont donné à manger, mais il ne pouvait rien manger. Il a vomi la première cuillerée de nourriture excessivement salée qui lui avait été apportée. «Ne t’avise pas de mourir. Si tu dois mourir, ce sera de nos mains », lui a dit l'un des bandits.

Au contraire, le patron, un jeune homme - aucun d'entre eux ne semblait avoir plus de 25 ans - a expliqué la situation avec un calme presque paternel. Il lui a dit qu'ils n'avaient pas d'autre choix. Qu'il avait des hommes, ses soldats, à nourrir. C'est pourquoi ils faisaient cela. Il lui a assuré qu'ils ne lui feraient rien, mais que sa famille devrait payer rapidement, sinon son sort pourrait ne pas être favorable ...

Ses collègues de l'hôpital où il travaille sont sortis pour protester. Les ravisseurs, très connectés aux réseaux sociaux, étaient ravis de voir que les gens se mobilisaient. «Tu sembles être populaire, c'est une bonne chose. Nous pouvons gagner de l'argent avec toi. Mais les gens qui protestent ne t’aiment pas. Sinon, au lieu de prendre la rue, ils se seraient regroupés pour te faire sortir d'ici », lui a dit l'un d’eux.

Les rançons demandées sont exorbitantes : 100 000 dollars, 500 000 dollars, 1 million de dollars. Montants que les victimes ne peuvent pas posséder. Après négociation, le montant diminue. Pour payer, les familles font appel à la générosité en lançant des campagnes Gofundme sur internet, dans l’espoir de retrouver leurs proches sains et saufs. Les familles des victimes hésitent à dire combien d'argent elles ont finalement remis aux ravisseurs.

es bandes armées responsables des enlèvements ont connu une évolution sans précédent. Selon les chiffres fournis par la Commission nationale pour le désarmement, le démantèlement et la réinsertion (CNDDR), il y a plus de 76 gangs dans le pays. Grâce à cette 'affaire', ils sont devenus plus forts et peuvent se doter d'armes. Actuellement, 500 000 armes illégales circulent dans le pays.

Outre les enlèvements aveugles, le second semestre 2020 a également été marqué par plusieurs morts violentes qui ont choqué la société haïtienne. Le 12 juillet, Meridina Fleurimond, un bébé de 8 mois, a été tué par une balle perdue. Cela s'est passé au milieu d'une bataille de gangs dans la commune de Cité Soleil, l'une des plus pauvres de la capitale.

Le meurtre de Monferrier Dorval, président du Barreau de Port-au-Prince, a provoqué une grande consternation. «Fervent défenseur de la réforme constitutionnelle», selon le rapport de l'ONU, Dorval avait évoqué cette question et d'autres questions politiques quelques heures avant sa mort, lors d'une interview à la radio. Il a été assassiné devant sa maison, dans le même quartier où habite le président. Un jour après le crime, Moïse a déclaré dans un discours national que des mesures fortes seraient prises pour lutter contre l'insécurité.

Evelyne Sincère, une écolière qui venait de terminer ses examens de lycée, a été enlevée le 29 octobre. Son cadavre nu et battu, avec des traces de viols,, a été jeté dans un tas d'ordures, malgré la promesse de la famille de payer les plusieurs milliers de gourdes exigées par les ravisseurs pour sa rançon. Jeter le cadavre dans un tas d'ordures: c'est la menace des bandits lorsqu'une famille tente de négocier une libération sans payer la rançon, ou lorsque la famille rapporte l'enlèvement à la police ou à la presse.

Le médecin consulté pour cette enquête a raconté son enlèvement:

« Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai eu de la chance qu'ils ne m'aient pas beaucoup maltraité. Quand je suis arrivé, ils m'ont battu, mais ils se sont arrêtés rapidement. Cependant, ils ont torturé d'autres personnes. Par exemple, lorsque les appels à la famille pour obtenir une rançon n'ont pas abouti, ils ont répandu de la cire de bougie sur leur corps »

Heureusement, sa famille a réussi à réunir suffisamment d'argent pour la rançon. Une nuit, l'un des ravisseurs est venu le chercher et lui a dit qu'il devait partir. Il pensait qu'ils allaient le tuer. «J'ai demandé un peu de temps pour faire mes dernières prières. Puis ils ont mis la même capuche sur ma tête et nous sommes partis».

Ils sont montés dans une voiture que le médecin a reconnue comme la sienne. Ils ont mis moins de 10 minutes sur la route. Puis les voitures se sont arrêtées. Ils ont dit au médecin de rester sur le siège arrière du véhicule et de compter 10 minutes avant de se lever.

«Tu vois, nous ne sommes pas si mauvais, nous te rendrons même ta voiture», dit l'un d'eux avant de partir.

Le 16 novembre 2020, un nouveau membre de la Police nationale haïtienne a été nommé. Le nouveau directeur, Léon Charles, était chargé de la PNH en 2004, alors que l'enlèvement faisait rage, comme aujourd'hui. Il avait été limogé à l'époque pour manque de résultats.

Léon Charles a déjà lancé plusieurs opérations contre certains chefs de gangs, notamment dans le Grand Ravin. Cependant, la stratégie ne semble pas fonctionner. Le 20 janvier, des écoliers ont été enlevés dans la ville de Carrefour, à environ 10 km de Port-au-Prince et à quelques mètres des quartiers du Grand Ravine et de Martissant, contrôlés par le G9.

Depuis fin 2020, les bandits ont changé de tactique. Maintenant, ils portent des uniformes de police. Aussi, pour effacer les indices, ils attribuent le crime à d'autres groupes. «Ils m'ont demandé d'appeler mes proches pour leur dire que le groupe des 400 Mawozo m'avait kidnappé et qu'ils demandaient une rançon de 300 000 dollars», a expliqué le médecin. 400 Mawozo est un gang connu à Port-au-Prince, mais sa base est à plus de 15 kilomètres de l'endroit où le médecin a été enlevé. Le trajet entre la maison où il était détenu et le lieu où ils l'ont laissé n'a duré que 10 minutes.

Malgré une répression policière croissante, les Haïtiens continuent de descendre dans la rue pour protester contre les enlèvements et l'insécurité. L'opposition sort également, exigeant le départ de Moïse le 7 février, alors que, selon eux, son mandat est accompli. Un nouveau pays Lock se profile

De son côté, le président assure qu'il lui reste encore un an et a assuré qu'il convoquera des élections, reportées à partir de 2019. Concernant la montée des enlèvements, le président a annoncé la création d'un groupe de travail dirigé par le premier ministre Jouthe, et a assuré qu'ils s'efforcent de trouver «la véritable source du problème».

Manifestation après l'enlèvement du docteur Jerry Bitar, en mars 2020.
Un bandit montre des dollars americains
Moment de libération d'un homme, dans la commune Carrefour, au sud de Port-au-Prince.

CRÉDITS

Auteur

Jameson Francisque

Édition

María Camila Hernández (CONNECTAS)

Conception et code

Jhasua Razo y Eduardo Mota (CONNECTAS)

ESPAÑOL | FRANÇAIS